5
Huy se tenait dans une pièce blanche dont le vaste balcon faisait face au nord. La vue embrassait les toits mornes de la cité et, au-delà, le fragile ruban vert dessinant le cours du Fleuve, qui paraissait s’étirer à l’infini. Le vent frais soufflait sur son visage.
La blancheur de la pièce était rehaussée d’or et de bleu pâle, décorant par petites touches le sommet des colonnes et la frise de feuilles et de branches stylisées qui courait le long des murs, juste sous le plafond. Les meubles, quoique de style très sobre, étaient en ébène et ornés de dorures. Il y avait deux chaises, un divan et une table basse. Sur celle-ci, à côté de la cruche de vin et des gobelets d’or, les précieux fruits du depeh[14] étaient présentés dans une coupe argentée.
La crainte et le respect le disputaient à l’amusement dans le cœur de Huy. Il avait dit à Néhésy qu’il travaillait pour la reine, mensonge commode pour parvenir à ses fins. Et voici que ce mensonge était sur le point de devenir réalité ! Devant la table était assise, brune et fluette, une toute jeune femme d’à peine seize ans, vêtue d’une simple tunique de couleur crème à ourlet d’argent. Ses cheveux sombres étaient parés d’un mince diadème d’or à l’avant duquel se dressait l’uræus[15]. Elle le regardait avec nervosité. Au fil de leur conversation, elle s’était départie de sa dignité royale à mesure qu’elle se déchargeait du fardeau de la peur.
« Penses-tu que ce soit le châtiment d’Aton ? lui demanda-t-elle timidement.
— Aton ne juge pas. Il n’a qu’une existence passive, pour être utilisé par nous. De même qu’un chat ou un faucon n’a pas d’autre pouvoir sur nous que celui qui existe dans notre cœur.
— Mais nous nous sommes détournés de lui. Nous avons altéré nos noms.
— Le roi a cessé d’être la « Vivante Image d’Aton » pour devenir la « Vivante Image d’Amon ». Si les dieux existent, je crois qu’ils sont au-dessus des petites ruses que nous déployons pour rester vivants.
— Mais s’il n’y a aucun principe, quel est le sens de l’existence ?
— Il faut qu’il y ait une conviction pour nourrir les principes, ou cela n’a aucun sens. Et l’existence a-t-elle besoin de justification ? Vous étiez – pardonne-moi – tous les deux beaucoup trop jeunes pour prendre une décision.
— Quelle qu’en soit la cause, cela m’a coûté cher.
— Ce qui importe à présent, c’est de veiller à ce qu’il n’arrive rien de mal au petit dieu en toi.
— Ou à la déesse.
— Certes, approuva Huy, heureux de la voir retrouver un peu de gaieté.
— Tu peux t’asseoir, si tu le souhaites », dit Ankhsenamon.
Elle avait eu la chance d’hériter les traits de sa mère, quoiqu’elle tînt de son père ses lèvres et ses pommettes hautes. Ses yeux d’Orientale étaient immenses et sombres, mûrs et candides.
Tremblant de ce manquement à l’étiquette devant sa reine, Huy prit place sur la seconde chaise.
« Tu te demandes pourquoi je t’ai envoyé chercher.
— Oui.
— Tu as des amis. Et une amie, Taheb. La propriétaire de la flotte fluviale.
— Je me souviens d’elle.
— Je n’en doute pas, remarqua la reine avec une pointe d’amusement dans la voix. Je crois qu’il fut un temps où vous étiez proches.
— Oui.
— Je veux que tu découvres ce qui est arrivé au roi. Il me sera difficile de t’aider, mais je puis te payer. Seulement, ta tâche doit être menée en secret. »
Huy garda le silence. Devait-il lui révéler qu’il avait été engagé en des termes similaires par Ay ? Il sentait qu’il s’aventurait sur un terrain de plus en plus dangereux.
« Tu as tes propres moyens d’y parvenir. »
Elle eut un geste d’impatience.
« Rares sont ceux à qui je peux me fier. Même du temps où mon seigneur était en vie, nous étions pratiquement prisonniers ici. Et c’est là l’autre chose à laquelle je veux que tu veilles : ma sécurité.
— Y a-t-il la moindre raison de penser que tu es en danger ?
— Ne fais pas l’innocent pour m’inciter à parler. Je porte en moi la succession. Je porte l’enfant qui contrecarre les ambitions de Horemheb et de mon grand-père, la seule différence entre eux étant que Ay ne me tuera peut-être pas, bien qu’il n’hésiterait pas à noyer mon enfant.
— J’ai ouï dire que ton grand-père avait d’autres projets.
— M’épouser ? dit-elle avec un sourire amer. Cela ne sauverait pas mon enfant ; il essaierait de m’engrosser lui-même. Mais je doute qu’il ose braver Horemheb en me demandant en mariage. Il lui faudra d’abord éliminer le général, et je ne suis pas sûre qu’il en ait le pouvoir. »
Elle se tut, regardant en son propre cœur.
« En revanche, Horemheb a déclaré son ambition en épousant ma tante. La course pour la succession est ouverte.
— Y prendras-tu part ?
— Tu es un homme intelligent, Huy. Mais je sais le vide que l’on éprouve sur le Trône d’Or. Mon ambition est plus humble : survivre, tout simplement. Un jour peut-être, Ay et Horemheb se détruiront mutuellement. Alors il y aura une place pour mon enfant. Mais avant toute chose, il faut faire en sorte qu’il vive pour voir ce jour. »
Elle le fixa à nouveau et se mordit les lèvres, une inquiétude enfantine dans ses yeux fardés.
« J’ai déjà été trop franche. Mais il faut bien accorder sa confiance à quelqu’un. Il existe un plan. Tu ne peux en être partie prenante. Avant même le meurtre de mon époux, son successeur avait été désigné.
— Qui est-ce ?
— Le prince Zananza.
— Des Hittites ?
— Oui.
— Pourquoi ? demanda Huy, dissimulant mal sa consternation.
— Leurs armées nous menacent. Un mariage signifierait l’unité.
— Mais qui contrôlerait la Terre Noire ? Régnerais-tu, ou ne serais-tu que son épouse ?
— Il serait prince consort.
— Où en est ce plan ? s’enquit-il avec hésitation.
— J’ai envoyé un messager au prince. Bientôt il fera route vers la capitale du Sud.
— Avec une armée ?
— Avec une escorte. Il viendra en paix. Je fais cela pour mon époux défunt. Il souhaitait garantir la paix à la Terre Noire, et barrer la route à mon grand-père et à Horemheb. »
Pour combien de temps ? pensa Huy, mais il ne dit mot. Assimilant cette information en se demandant qui d’autre la détenait, il adopta une tactique différente.
« As-tu vu Nézemmout depuis son mariage ? Lui as-tu parlé ?
— Non. Elle a si longtemps vécu à l’ombre de ma mère qu’elle a été femme avant que son soleil se lève. Maintenant, elle a son heure de gloire sous la face de Rê. Je lui rappelle désagréablement son passé. »
Huy s’inclina et but un peu de vin, puis déclara d’un air grave :
« Je veux t’aider.
— Autrefois je pouvais ordonner. Maintenant il me faut demander. Mais si jamais le temps du pouvoir revenait…
— Je veux t’aider, répéta Huy avec solennité. Mais je dois te dire qu’on m’a déjà mandaté pour cette affaire. »
Elle le regarda, et son regard renfermait la peur, la colère, la méfiance et l’espoir.
« Ay m’a déjà demandé de faire la lumière sur la mort du roi.
— Vraiment ? »
Sa voix ne trahissait rien, mais cela ne le préserva pas de la candeur de ses yeux. Il lui relata ce qu’il avait découvert, ne taisant que les détails qui risquaient de la blesser. Il quitta le palais à la nuit tombée, heureux que les protagonistes de la pièce où il jouait un petit rôle fussent trop occupés à s’observer pour lui accorder grande attention.
Pendant ce temps, Inény avait bien travaillé et organisé une entrevue avec Ay. Le vieil homme ne s’y refusait pas. Il donna à Huy l’impression saisissante d’être prêt à tout, son amour-propre dût-il en souffrir, pour peu que cela servît ses ambitions. Il évoquait au scribe ces gens qui tiennent d’une main ferme le gouvernail de leur esquif, sans quitter des yeux un but éloigné mais déterminé. Dès l’âge de vingt ans, ils savent ce qu’ils souhaitent avoir accompli à cinquante. Ils mettent les voiles et, à l’heure dite, atteignent le port lointain. Huy ne savait s’il fallait envier ou plaindre de telles gens.
« J’ai besoin d’interroger les médecins qui l’ont examiné.
— Pourquoi ? Existe-t-il un doute quant à l’hypothèse d’un accident ?
— Oui.
— De quelle nature ? interrogea le vieil homme, posant sur lui un regard scrutateur.
— Je m’emploie à recueillir des informations. Mais il faut que je parle aux médecins si je veux être en mesure de te fournir des faits.
— Les médecins pourraient être à la solde de Horemheb.
— Horemheb n’est pas puissant au point de mettre tout le monde dans sa poche. Il n’est pas encore libre d’agir tout à fait à sa guise.
— Cela est vrai ! convint Ay, satisfait. Il est aussi nuisible de surestimer que de sous-estimer. »
Huy se demandait quelle opinion le vieillard avait à son égard. Il savait qu’il s’était engagé dans ce qui était, pour lui, un jeu dangereux. Mais il savait aussi, sans l’ombre d’un doute, où résidait sa loyauté. Il ne se souciait pas de Ay ni de Horemheb, ni de quiconque considérant un pays comme un simple accessoire à sa personnalité, un ornement pour l’arrogant petit dieu intérieur. Il eût aimé voir ces deux fourbes dévorés par les crocodiles. Mais, en vérité, il savait que l’un d’eux serait bientôt pharaon.
Comme il partait, Inény lui indiqua les noms de deux médecins. Ils étaient l’un et l’autre de hauts fonctionnaires à la Maison de Vie, en dépit de leur différence d’âge. Le plus jeune avait une vingtaine d’années, l’aîné près de cinquante. Huy résolut de commencer par rendre visite au premier.
Mérinakhté était originaire du Sud. Il avait l’ossature longue et mince de l’habitant du désert, une bouche acerbe, un regard dur et froid. Il reçut Huy dans une pièce sombre et basse au rez-de-chaussée de la Maison de Vie. Le temps était devenu humide et Huy, qui supportait mal la moiteur de l’air, avait péniblement conscience de transpirer. Il était vêtu d’un simple pagne et d’un couvre-chef léger, néanmoins il sentait la sueur couler sur sa nuque, s’accumuler autour de sa taille et ruisseler le long de ses jambes.
Il avait également conscience du dédain avec lequel Mérinakhté le considérait. Le jeune médecin faisait de son mieux pour le dissimuler, mais sa suffisance et sa vanité l’empêchaient d’y parvenir tout à fait. Tel un lézard, il paraissait insensible à cette touffeur. Huy ne doutait pas qu’il recevait délibérément les gens dans cette pièce, où les pire effets de la chaleur étaient accentués, pour les soumettre à un désagrément dont lui-même ne souffrait pas.
« Tu es envoyé par Ay ?
— Indirectement. Son bureau a ouvert l’enquête sur laquelle je travaille.
— Mais une enquête officielle est en cours, objecta Mérinakhté, les sourcils froncés. J’ai exposé toutes mes conclusions après examen.
— Nous travaillons parallèlement aux enquêteurs officiels. C’est un moyen de vérifier nos informations réciproques », mentit Huy, priant pour que le médecin, lui, ne vérifiât rien.
Cela semblait peu probable. L’homme avait gravi trop haut, trop jeune, les échelons du pouvoir pour ne pas devoir son poste à la politique, et éviterait donc de marcher sur les pieds d’un maître potentiel. Même s’il devait sa position à Horemheb, il ne serait pas assez présomptueux pour défier un émissaire de Ay. Combien d’individus comme Mérinakhté y avait-il maintenant dans la capitale du Sud ? Des gens d’extraction humble, ayant su prendre en marche le char des deux hommes qui se disputaient le Trône d’Or… Pas une voix ne s’était élevée pour défendre le Dieu-Roi encore en gestation dans le corps de la reine. Même les divinités de la cité, lourdes et énigmatiques dans leurs temples massifs, avaient observé un silence discret.
« As-tu été le premier à voir le roi après l’accident ? interrogea Huy.
— Non. Je l’ai vu seulement après qu’on l’a ramené à la cité.
— À combien de temps la mort remontait-elle, à ce moment-là ?
— Elle était très récente. Il était encore tôt. On l’avait amené ici directement.
— Et quelle était la cause de la mort ?
— Tu la connais sûrement, riposta sèchement Mérinakhté.
— Je sais quelle était la blessure. À quoi l’attribues-tu ?
— Ce fut un choc accidentel.
— Il a dû être frappé par une masse solide et pointue, n’est-ce pas ?
— Je ne sais ce que tu veux me faire dire, mais il n’est pas question d’autre chose qu’un accident, répliqua le médecin, d’une voix agressive où s’insinuait une certaine méfiance.
— As-tu vu le char ?
— En quoi cela aurait-il été nécessaire ?
— Tu penses donc que, dans la chute, sa tête aurait pu heurter une partie du char ou de l’équipement ?
— C’est évident. Vraiment, je ne vois pas l’utilité de ce contre-interrogatoire insultant. Ma réputation est grande. Comment penses-tu que je sois devenu gouverneur adjoint de la Maison de Vie ?
— Je ne fais qu’exécuter les ordres, dit Huy, écartant les mains et prenant sciemment un ton exaspérant.
— Informe-toi auprès de n’importe lequel de mes confrères, suggéra Mérinakhté, soudain conciliant. Il te confirmera mes dires. Demande à Horaha. Il a effectué l’examen avec moi.
— C’est mon intention.
— Bien. »
Ils se toisèrent, Mérinakhté d’un air encore dubitatif. Huy imaginait le message dépêché à Horemheb dès qu’il serait parti. Il se demanda si le général prendrait des mesures, mais se sentait relativement protégé par sa propre insignifiance. Mérinakhté le décrirait comme « un soi-disant messager de Ay », ou en des termes similaires. Horemheb s’étonnerait et mettrait ses espions sur l’enquête. La maison de Ay serait prête alors à les induire en erreur.
« Une dernière chose, dit Huy.
— Quoi encore ?
— À qui as-tu fait ton rapport ? »
Mérinakhté se permit un sourire arrogant.
« Viens-tu vraiment de chez Ay ? Tu sembles singulièrement mal informé. As-tu une autorisation écrite ?
— Tu t’y prends un peu tard pour la réclamer, riposta Huy. On a déjà pris note de ta disposition à coopérer. »
Sur ce, il tourna les talons, se réjouissant intérieurement d’avoir semé le doute chez son interlocuteur.
Quittant la Maison de Vie, il sortit de la cour principale, tourna à droite et se dirigea vers le petit domaine au milieu des palmiers doum où les demeures des médecins étaient disposées en rangées nettes, séparées par des jardins bien entretenus, chacun entouré d’un mur et doté au centre d’un vivier. Les rues ombreuses qui les séparaient étaient propres et balayées. Mêlé à l’odeur agréable de poussière et d’épices qui flottait dans la ville, sauf dans le quartier sale et encombré du port, montait un parfum de safran.
La maison qu’il cherchait se trouvait au bout d’une rangée, à l’angle de deux rues. Il frappa à une porte peinte d’un rouge terne dans un mur couvert d’un enduit blanc. Un laurier-rose s’accrochait au linteau, répandant son fouillis de fleurs rose pâle.
La porte fut ouverte par un domestique qui le fit entrer dans un grand jardin et le pria d’attendre. La maison, surélevée dans l’éventualité d’une crue du Fleuve tout proche, était haute et blanche, partiellement dissimulée derrière une haie de cyprès plantée au bord du bassin rectangulaire. Deux jardiniers s’affairaient, l’un à arroser un vaste potager, l’autre, à moitié dissimulé, à repiquer un énorme talus de fleurs bleues et jaunes, qui s’élevait contre le mur donnant sur la rue. Les fenêtres treillissées de la salle principale étaient hautes, et surmontées de deux ouvertures pour laisser entrer le vent du nord. La propriété comptait parmi les plus grandes de ce quartier. Huy remarqua que les montants des portes intérieures étaient incrustés de lapis-lazuli.
Deux oies ro[16] curieuses, arrivèrent du bassin en se dandinant pour le regarder. Alors qu’elles approchaient, le propriétaire des lieux parut sur le seuil de la maison.
Horaha traversa lentement le jardin à sa rencontre, s’appuyant sur une canne d’ébène. Il ne portait pas de coiffure, et sa tête chauve était brunie par le soleil. Son pagne plissé lui descendait aux mollets et son torse était couvert d’une tunique à manches courtes, révélant des bras secs et des mains qui par contraste semblaient trop grosses, aux longs doigts agiles. Une semelle épaisse, en bois, avait été fixée à la sandale de sa jambe infirme, qui apparaissait, maigre et desséchée, sous l’ourlet du pagne. L’ayant remarquée, Huy détourna rapidement les yeux et ne regarda plus dans cette direction. Il avait toujours été attentif aux règles élémentaires de la bienséance.
Le vieux médecin n’était pas seul. Il était en compagnie d’une jeune fille qui avait le même visage intelligent, mais des traits plus subtils, plus délicats. Un front haut et clair, encadré par une masse de cheveux noirs coiffés en une tresse compliquée. De grands yeux châtains sous des sourcils fins, marron foncé, un joli nez, une bouche généreuse incurvée en un sourire un peu sur la défensive, un menton ferme sans être obstiné. Elle était grande – plus grande que Huy – et ses épaules larges, sa poitrine pleine contrastaient avec ses longues jambes et ses hanches de jeune garçon.
On avait sorti de la maison des pliants en bois que l’on avait placés sous un tamaris, et des domestiques apportèrent du vin de Dakhlah, du miel et des figues. Horaha avait des manières hospitalières et charmantes, mais il ne pouvait dissimuler son embarras.
« Souhaites-tu que cette conversation se déroule en privé ? demanda-t-il à Huy. Je ne t’ai pas présenté ma fille, Senséneb. Depuis la mort de mon épouse, elle est mon bras droit – et c’est peu dire. Je n’ai pas de secret pour elle, et d’ailleurs elle connaît mes affaires mieux que moi-même. »
Il parlait trop vite ; par nervosité, supposa Huy. Il sourit à la jeune fille, mais elle conserva son expression fermée. Elle resterait sur la réserve tant qu’elle n’aurait pas l’assurance qu’il ne voulait pas nuire à son père.
« Es-tu médecin, toi aussi ? lui demanda-t-il poliment.
— Mon père m’a enseigné sa science, répondit-elle sans se compromettre.
— Il n’y a aucune raison pour que tu ne restes pas, si tu le désires », dit Huy, qui eut la satisfaction de la voir se détendre un peu.
Au fil de la conversation, il constata avec plaisir que la retenue dont avait été empreint son entretien avec Mérinakhté était absente. Ou plutôt, elle était d’une autre espèce. La gêne qu’il avait ressentie chez Horaha ne diminuait pas, et bien que Senséneb parlât peu, elle lançait de temps en temps à son père un regard d’avertissement. Pour les mettre à l’aise, Huy joua le rôle du bureaucrate affable, procédant à une enquête de routine pour les archives, vu que le décès concernait le personnage le plus important du pays. Il affecta de se désintéresser totalement de la succession dynastique, arguant que, quel que fût celui qui régnerait, on aurait toujours besoin de fonctionnaires. Cette feinte contribua un peu à obtenir l’effet désiré mais, malgré lui, Huy fut désolé de voir Senséneb commencer à l’observer avec un léger mépris. Un gros chat indolent, qui rôdait avec un de ses congénères autour de la table, sauta sur les genoux du scribe et s’y installa en ronronnant.
Quel âge pouvait bien avoir Senséneb ? Ce n’était plus une adolescente, elle approchait sûrement de la trentaine. Était-elle mariée ? Avait-elle des enfants ?
Son visage n’apprenait rien à Huy, qui refréna sa curiosité. Ces questions n’avaient pas lieu d’être.
Ils en étaient à la cause du décès du roi. Horaha échangeait avec sa fille des coups d’œil plus fréquents, et même leur posture trahissait leur anxiété. Huy ne pouvait feindre de ne pas le voir.
« Vous vous dites convaincus que Nebkhépérourê Toutankhamon est mort accidentellement, dit-il. Mais vos visages et vos corps démentent vos paroles. »
Il les regarda tour à tour, mais ni le père ni la fille n’affrontèrent son regard. Il pesa ses paroles avec soin :
« Ne craignez pas que cette conversation soit répétée autrement qu’à qui de droit. C’est la vérité que nous voulons. Si vous croyez que le roi est mort assassiné, ne pensez-vous pas que son ka vous jugera complices si vous n’en parlez pas ?
— Peut-être la Terre Noire en est-elle au point où les vivants sont plus à craindre que les morts », dit enfin Senséneb.
Son père baissait la tête. Huy se rendit compte qu’il avait été un peu trop convaincant dans son rôle de fonctionnaire médiocre. Ils ne lui ouvriraient jamais leur cœur. Mais Senséneb était déjà allée trop loin.
« Que veux-tu dire ? lui demanda-t-il très vite.
— Je veux dire, répliqua-t-elle, les yeux étincelants, qu’il y a peu de place pour la vérité. »
Horaha avait levé la main, trop tard pour l’empêcher de parler. Il la laissa retomber.
« Tu ferais mieux de m’expliquer ce que tu penses », insista Huy, d’une voix qui n’impliquait aucune menace.
Il aurait aimé être honnête avec cet homme, lui dire qu’en réalité il représentait les intérêts de la reine. Il savait, sans avoir besoin de l’entendre, que pour eux la mort du roi n’était pas un accident et qu’ils avaient de bonnes raisons d’en être convaincus. Mais même s’il se montrait franc envers eux, le croiraient-ils ?
Il s’exhorta à la patience. Peut-être pourrait-il revenir lorsqu’il aurait réuni davantage d’éléments, et les leur exposer. Alors, en contrepartie, ils le feraient bénéficier de leurs informations et il aurait posé les fondations d’une alliance bien nécessaire pour venir en aide à la reine. Mais, pour le moment, il ne pouvait en avoir la certitude, ni se risquer à une trop grande intimité. Il était frustrant qu’un manque de confiance l’empêchât de savoir quelles conclusions Horaha avait tirées de son examen ; néanmoins, peut-être était-ce tout aussi important de savoir que de telles conclusions existaient. Horaha et sa fille étaient soit des amateurs, soit des maîtres dans l’art du subterfuge. S’il n’avait été de leur bord, ils lui auraient déjà donné tous les moyens de les détruire.
« Mon père t’a dit tout ce qu’il pouvait, affirma Senséneb en le raccompagnant vers le portail. Il ne fait aucun doute que la mort du roi fut un accident tragique.
— Cela laisse la reine terriblement démunie, dit Huy, saisissant cette occasion inespérée.
— Mais c’est simplement la volonté des dieux, répondit-elle en le dévisageant. Ne crois-tu pas ?
— Certes. Si la mort de Toutankhamon était bien un accident.
— Et toi, penses-tu qu’il en soit autrement ? »
Il ne répondit pas. L’expression de Senséneb changea, et il sut qu’elle se demandait si sa première impression de lui avait été bonne. Il la laissa à ses interrogations, n’étant pas encore sûr qu’il y eût là les germes d’une alliance. Sa principale inquiétude était qu’il venait impulsivement de s’exposer à une trahison. Mais il ne pouvait voir en Senséneb ou en son père des serviteurs de Horemheb. Et il espérait qu’ils ne garderaient pas l’impression que lui en était un.
Il était tard lorsqu’il quitta la magnifique résidence du quartier des médecins. Quel lieu idyllique cela semblait être, et pourtant comme ses occupants étaient tristes et troublés ! Exclu de la vie paisible et sûre à laquelle il s’était préparé, qui était tout ce qu’il avait jamais désiré, Huy avait appris avec le temps que ce genre de vie n’existait pas. Dans une telle maison, un tel jardin, il eût encore pu la croire possible. Mais il savait qu’en définitive le seul endroit paisible, le seul bassin frais auprès duquel il pouvait s’asseoir en toute sécurité, était celui enfoui au centre de son cœur.
Malheureusement, des murs ne suffisaient pas à empêcher la vie d’entrer.
Sous les ombres longues des sycomores et des acacias, il descendit vers le port mais ne rentra pas chez lui immédiatement. Il se dirigea vers les auberges qui se succédaient le long du quai, où mouillaient les barges à fond large qui attendaient de convoyer des métaux précieux. Elles jetaient une lumière diffuse dans l’obscurité plus dense au-dessus du Fleuve. Sur la rive occidentale luisaient très faiblement, à travers la brume, les feux des ouvriers engagés dans l’excavation sans fin des sépultures.
Comment progressaient les travaux menés à la hâte dans le tombeau de Toutankhamon ? Huy avait appris qu’ils étaient près de s’achever. Les funérailles auraient lieu sitôt le corps préparé, lui avait révélé Inény, le messager de Ay. Ce dernier avait veillé à la bonne marche de tous les préparatifs, néanmoins on ne s’était toujours pas accordé sur la désignation de celui qui accomplirait le rite de l’Ouverture de la Bouche.
Des effluves d’huile de lin, de bak[17] et d’épices montèrent à ses narines tandis qu’il s’approchait de la rangée irrégulière de bâtiments ouverts en façade, dont les petites tables envahissaient le quai aussi loin que portait l’éclat des lanternes.
Des dîneurs étaient attablés dans chaque établissement. C’étaient principalement des travailleurs du Fleuve ; la rumeur des conversations, les odeurs mêlées des plats, le va-et-vient pressé des serveurs et des serveuses, la vapeur et la fumée des feux et des fours d’argile à l’arrière – tout cela créait un enfer aimable et chaotique où il était facile de se cacher. Se frayant un chemin à travers les tables, Huy trouva Néhésy assis presque au fond de la troisième auberge, les poings crispés par l’impatience, son plat de canard aux lentilles intact devant lui. Il se leva à moitié quand Huy s’installa rapidement à côté de lui. L’ancien scribe l’arrêta dans son mouvement en posant la main sur son bras.
« Personne ne t’a vu arriver ? demanda Huy.
— Ils ne connaissent pas mon visage, ici, sans quoi la populace m’aurait pris à partie. La mort du roi est sur toutes les lèvres. J’ai entendu plus d’un maître d’équipage assurer qu’il ne poursuivrait sa route vers la capitale du Nord qu’une fois connu le prochain pharaon.
— Pour eux, cela ne fera aucune différence.
— Cela n’en fera aucune pour la plupart d’entre nous ; mais nous nous plaisons à penser qu’il est important de savoir. »
Huy sourit.
« Nous sommes peut-être optimistes, en prétendant que cela ne fera pas de différence. Alors, as-tu vu le char ?
— Oui, dit Néhésy en jetant un rapide coup d’œil autour de lui. Les gardes n’étaient pas trop bien disposés au début, mais dès que je leur ai dit qui j’étais, ils m’ont laissé entrer. D’autant que j’avais apporté deux peaux d’antilope, qu’ils ont été très heureux d’accepter.
— Quel prétexte as-tu trouvé ?
— Que j’avais besoin de vérifier l’équipement, la bêche, les armes qui restaient, pour faire mon rapport.
— Et alors ? »
Néhésy se pencha en avant. Il avança sa grande tête, planta ses coudes sur la table et ouvrit largement les paumes.
« Dans la confusion qui s’est ensuivie quand nous avons découvert le roi et l’avons ramené ici, je n’avais pas porté beaucoup d’attention aux détails, mais maintenant je peux te dire ceci : le char n’est absolument pas endommagé. Il n’a pas une éraflure. Je ne sais pas s’ils l’ont nettoyé – on ne le dirait pas, car l’essieu et les rayons des roues sont encore couverts de sable –, mais il n’y a aucune trace de sang, de cheveux ou de peau. J’ai vu, de mes yeux vu la plaie sur le crâne du roi. S’il s’était fait cela en heurtant le char, il y aurait des traces à l’endroit du choc.
— Tu es certain que la carrosserie aurait été bosselée ?
— Écoute, dit Néhésy, écartant plus largement les mains dans son impatience. Ces chars d’électrum sont légers comme une plume. Le métal plierait si tu soufflais dessus. Mais il y a plus.
— Je t’écoute.
— Le harnais a disparu. Entièrement. Bride, mors, rênes, sangles, tout s’est envolé. Les gardes ne savent rien à ce sujet, et il n’a pas été restitué aux écuries. »
Huy réfléchit, puis demanda :
« Que va devenir le char ?
— On dit qu’il sera enfermé dans le tombeau, avec le roi. Le nouveau responsable de l’enquête officielle l’a examiné.
— Alors nous ne pouvons plus rien.
— Tu peux parler à Ay de ce que nous avons découvert. Qu’ont dit les médecins ? »
Huy le lui apprit.
« C’est suffisant pour continuer. Fort de cette information, si Ay ne parvient pas à arrêter Horemheb… »
Néhésy s’interrompit, exaspéré, en voyant son compagnon hésiter.
« Nous ne pouvons étayer la présomption que Horemheb est responsable de la mort du roi, expliqua Huy. Il n’est pas le seul à qui cela profite et, s’il faut lui reconnaître une qualité, il a fait la preuve de sa patience.
— Considère donc ceci : l’homme chargé de l’enquête est Kenamoun, le nouveau chef de la police. »
Huy retint un cri. Il songea au grief qu’il gardait envers l’ancien prêtre-administrateur. Cela datait d’une époque où Kenamoun était l’agent de Horemheb ; il n’y avait pas de raison de penser que les choses avaient changé.
Il ne remarqua pas qu’à la table voisine un batelier se levait et partait, laissant son assiette intacte.